Le 2 mai 2018 - Comité des affaires sociales avec le comité directeur des affaires juridiques et constitutionnelles, le comité directeur des peuples autochtones et autres témoins

La sénatrice Poirier : Je vous remercie d’être là tous les trois. Merci pour le travail que vos comités ont fait au cours des dernières semaines pour en venir au rapport que vous venez de nous présenter. J’ai quelques questions à vous poser.

[Traduction]

Pour commencer, j’aimerais donner suite à la question que ma collègue, la sénatrice Seidman, a posée à propos de Jean-Marc Fournier. Pouvez-vous préciser quels éléments de la Constitution M. Fournier a soulevés pendant les audiences?

Le sénateur Joyal : Je vais demander à la sénatrice Dupuis de répondre. Elle est aussi avocate et professeure. Elle saura sans aucun doute vous parler des questions constitutionnelles pertinentes.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Je pense que votre comité est comme le nôtre, c’est-à-dire confronté à la réalité d’avoir entendu beaucoup de choses. C’est une question extrêmement complexe, et il y aura des priorités à établir. Vous aurez à le faire, puisque vous aurez à nous fournir un rapport à partir de tout ce que vous aurez entendu.

Par contre, je voudrais attirer votre attention sur le fait que ce n’est pas pour rien que la première recommandation adoptée à l’unanimité par notre comité porte sur la nécessiter de modifier le projet de loi pour préciser la compétence des provinces à légiférer pour autoriser ou interdire le cannabis en ce qui a trait à la possession, à la culture et la multiplication dans des lieux déterminés.

La position qui a été très rapidement indiquée par le gouvernement du Québec est appuyée par le gouvernement du Manitoba, d’ailleurs. Après que le ministre Fournier est venu au comité, le gouvernement du Manitoba, que nous avions invité, a décliné notre invitation, pour des raisons qui lui appartiennent. Le Manitoba a tout de même précisé qu’il appuyait l’intervention du ministre Fournier, lequel nous a dit qu'il n’y avait pas nécessairement de conflit ni dans les objectifs ni dans la mise en application des deux lois, soit le projet de loi no 157, dont discute le Québec présentement et qui est devant l’Assemblée nationale, et le projet de loi C-45.

Cependant, le discours de la ministre fédérale de la Justice devant le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles a eu pour effet d’introduire une incertitude qui a amené le ministre Fournier à insister sur la nécessité de clarifier la question, à savoir que les provinces ont l’autorité de légiférer quant à l’autorisation ou à l’interdiction. La raison pour laquelle ils en viennent à cette conclusion, c’est qu’ils ne souhaitent pas laisser aux tribunaux le soin de discuter, pendant un certain nombre d’années, ou peut-être même des décennies, afin de déterminer si une loi provinciale, qu’elle soit manitobaine ou québécoise, doit céder le pas face au projet de loi C-45.

Donc, la question, pour eux, c’est qu’une incertitude a été introduite par le discours de la ministre fédérale de la Justice, et ils demandent une précision à ce sujet. Selon eux, de toute façon, il y aura une révision de la loi dans trois ans, et il est plus facile d'être très prudent au début, quitte à réviser l’interdiction par la suite, que de faire l’inverse et d’autoriser dès le départ, pour se rendre compte, par la suite, qu’il y a un gros problème, que les gens sont habitués à un régime et qu’on veut le leur retirer.

L’autre élément qui nous a amenés à cette recommandation qui, à mon avis, est notre priorité, c’est le fait que la situation est très différente d’une province à l’autre, même si, dans les faits, il y a une prohibition nationale généralisée de consommer et de produire du cannabis. Autrement dit, il est important pour nous de laisser à chacune des provinces le soin d’établir son propre régime à partir de sa propre situation socioéconomique et juridique.

[Traduction]

La sénatrice Poirier : Dans votre rapport, vous recommandez à l’unanimité d’amender le projet de loi de façon à restreindre la quantité de cannabis séché ou de produits équivalents qu’une personne peut posséder pour sa consommation personnelle chez elle.

Pouvez-vous préciser quels sont les témoins que vous avez reçus qui appuient cette recommandation? Croyez-vous qu’il existe dans le projet de loi des façons de contourner la Constitution? Y a-t-il eu des observations quant à la limite qui devrait être imposée?

[Français]

Le sénateur Boisvenu : La plupart des corps policiers ne pourront pas appliquer une loi qui ne fait pas mention de quantités prédéterminées. Si vous entrez dans une résidence où la quantité de plants de cannabis dépasse la limite raisonnable, vous pouvez être devant une personne qui en fait le commerce. Il faudra donc établir une limite.

Nous avions fixé une limite lors des négociations avec nos collègues du Groupe des sénateurs indépendants, mais nous ne sommes pas parvenus à un consensus. Il y a déjà une limite de 5 grammes qui est fixée pour les mineurs; il faudrait que, pour les adultes, il y ait aussi une limite. On pourrait passer à 30 grammes, à 50 grammes, mais je pense que cela fera partie des discussions à venir. On avait convenu qu’il fallait une limite, et tous les corps policiers l’ont demandée. Maintenant, il faut déterminer ce qu’elle sera.

[Traduction]

La sénatrice Poirier : Merci.

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La sénatrice Poirier : Merci à vous trois ainsi qu’à tous les membres du comité de l’excellent travail que vous faites à ce sujet.

Ma question porte sur les défis dans les collectivités nordiques dont vous parlez dans notre rapport, en particulier en ce qui a trait au manque de programmes de traitement des dépendances dans le Nord. Les résidants de cette région ont-ils l’impression d’être prêts pour cette légalisation?

La sénatrice Dyck : Non.

La sénatrice : Se sentent-ils appuyés par le gouvernement fédéral pour ce qui est de mettre en place les outils nécessaires? Sont-ils convaincus que cela aura lieu?

La sénatrice Dyck : Je ne sais pas si nous pouvons répondre à cette question.

Le sénateur Tannas : Ma réponse est « non », mais ce n’est pas parce que nous leur avons posé cette question précise d’une manière aussi simple.

La sénatrice Poirier : D’accord. Le fait d’avoir plus de temps leur procureraient-ils davantage de possibilités de consultation au sujet des outils et des services de soutien qui sont requis? Est-ce là une des raisons pour lesquelles nous demandons plus de temps?

La sénatrice Dyck : Oui, assurément. Nous avons entendu dire qu’il n’y a aucun centre de traitement dans le Nord et qu’il faut prendre l’avion pour être traité. En outre, dans d’autres régions du pays, les centres de traitement ne sont pas situés dans la collectivité où habitent les Autochtones.

Le nombre de centres et d’installations de traitement n’est pas suffisant pour que l’on puisse traiter le nombre de cas que nous avons actuellement, et encore moins pour faire face à toute augmentation qui pourrait se produire après l’entrée en vigueur du projet de loi.

La sénatrice Poirier : Votre rapport établit très clairement l’importance cruciale de ce report d’un an, que vous recommandez pour les collectivités en raison de toutes les préoccupations qui ont été soulevées et des consultations qui, selon vous, n’ont pas été tenues. En outre, je pense que son importance est très claire dans les déclarations que vous avez faites.

Selon vous, quelles conséquences pourrait-il y avoir si, pour une raison ou pour une autre, cette recommandation n’était pas acceptée par le gouvernement?

La sénatrice Dyck : Je pense que les témoins étaient très préoccupés par le fait que, comme l’ont souligné d’autres sénateurs, les taux de toxicomanie, de suicide et de diplomation sont très élevés dans certaines collectivités, et on craint que la situation empire. Ces collectivités ne peuvent pas se le permettre, surtout compte tenu de la grande proportion de jeunes. Elles sont dans une période où les choses pourraient prendre une très bonne tournure simplement parce qu’elles comptent un très grand nombre de jeunes. Je pense que cela ralentirait vraiment le rétablissement de la population.

Le sénateur Christmas : Madame la sénatrice Poirier, la situation actuelle dans de nombreuses collectivités est déjà en crise sans le projet de loi C-45. Alors, les collectivités sont traumatisées; elles subissent les effets intergénérationnels des pensionnats et de la colonisation. Nous faisons déjà face à de graves problèmes de santé mentale et de dépendance, et certaines collectivités sont même aux prises avec des épidémies de suicide. Actuellement, certaines collectivités sont en crise. Ajoutez le projet de loi C-45 à ce mélange, et je crains que les répercussions sociales ne feront qu’augmenter considérablement.

Nous n’avons vraiment aucun filet social qui soit assez solide pour régler ces problèmes. Par exemple, le sénateur Patterson a été l’un de nos témoins, et il a déclaré que les collectivités inuites dans le Nord ne sont pas prêtes et qu’elles exhortent le Parlement à les laisser se préparer avant l’adoption du projet de loi. C’est non seulement du point de vue des documents de sensibilisation du public, mais aussi — comme l’a mentionné la sénatrice Dyck — en raison de l’absence de centres de traitement en établissement pour faire face aux problèmes actuels. Comment ces collectivités vont-elles faire face aux problèmes qui découleront du projet de loi C-45 dans l’avenir?

Il s’agit là de l’une des raisons pour lesquelles nous étions fortement d’avis que nous devons régler tout ce problème lié aux services de santé mentale et aux centres de traitement des dépendances avant l’entrée en vigueur du projet de loi C-45.

La sénatrice Poirier : Merci. Nous espérons que ce plaidoyer soit entendu.

La sénatrice Dyck : En décembre 2017, l’Assemblée des Premières Nations a adopté à l’occasion de l’assemblée de ses chefs une résolution visant à reporter d’un an la mise en œuvre du projet de loi. Les chefs ont déjà entendu les préoccupations de l’ensemble du pays.

La sénatrice Poirier : Merci, monsieur le president.

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La sénatrice Poirier : Je vous remercie de vos exposés.

J’ai deux questions. La première s’adresse à Me Spratt. Nous avons entendu parler de gens qui ont été refusés aux États-Unis, non pas parce qu’ils étaient accusés d’infractions liées à la marijuana, mais parce qu’ils ont admis avoir consommé de la marijuana par le passé. Dernièrement, nous avons entendu encore plus d’histoires de ce genre et, avec le possible projet de loi C-45, des conséquences pour les gens qui essaient de se rendre aux États-Unis.

Nous avons même entendu parler de cas où les gens risquent de se voir confisquer leur carte NEXUS et interdire l’accès aux États-Unis. Qu’avez-vous à dire à cet égard?

M. Spratt : Ces préoccupations sont valides et légitimes. La stigmatisation perçue à l’égard de ces infractions demeure si élevée qu’il se peut que ce ne soit pas une condamnation qui entraîne une interdiction d’entrée.

Pour illustrer l’absurdité de la situation dans laquelle nous nous trouvons, je peux dire au comité que j’ai eu des clients qui ont été reconnus coupables, se sont vu imposer de petites amendes et ont purgé des peines avec sursis pour de petites quantités de marijuana, il y a de cela des décennies, et qui se voient régulièrement refuser l’accès à la frontière. Et j’ai des clients qui ont été reconnus coupables d’homicide involontaire et d’autres infractions avec violence qui franchissent la frontière sans problème.

Voilà la situation à laquelle nous faisons face. Et cela illustre certains des préjudices qui accompagnent la criminalisation continue. Ce n’est pas parce qu’une personne a possédé de la marijuana qu’elle présente un danger pour la société en comparaison d’une personne qui a commis un homicide involontaire, mais c'est la façon dont ces infractions sont perçues. C’est le danger de les criminaliser et de les conserver dans le Code criminel.

La sénatrice Poirier : Croyez-vous que les Canadiens sont au courant ou qu’ils sont suffisamment informés à ce sujet?

M. Spratt : Je ne pense pas. Un bon exemple est le nombre de Canadiens qui croient qu’il est déjà légal de posséder de la marijuana ou, comme le préposé au dépanneur du coin m’a dit l’année dernière, il est légal de posséder la marijuana une fois par année, pourvu que ce soit pendant le rassemblement du 20/4 sur la Colline du Parlement.

C’est amusant, mais cela montre que c’est grâce à l’éducation et à la mobilisation sociales que nous pouvons changer les attitudes de la société quant à ce qui est nuisible et à ce qui est dangereux. Ce n’est pas au moyen de la criminalisation.

La sénatrice Poirier : Ma deuxième question s’adresse à l’Association du Barreau canadien. Le comité a entendu différentes personnes qui ont beaucoup parlé de la sensibilisation. Il faut plus de sensibilisation quant aux risques associés au cannabis, mais nous n’avons pas suffisamment entendu parler de la sensibilisation à l’égard des conséquences des mesures législatives lorsqu’il est question de possession de culture à domicile, ou d’âge limite, et ainsi de suite.

Selon vous, est-ce que les Canadiens, jeunes et moins jeunes, sont bien informés et suffisamment au courant des conséquences du projet de loi C-45? S’ils n’en sont pas pleinement conscients, quelle sera l’incidence sur notre système juridique?

M. Calarco : Avant tout, les Canadiens ne sont pratiquement pas informés des répercussions de ce projet de loi. C’est un immense malentendu, et je pense que le Canadien moyen n’a aucune idée de ce que contient ce projet de loi très volumineux.

Les gens se renseignent dans les médias, et on en parle quelques secondes à la télévision. Ce n’est pas assez pour savoir ce qui se passe. En raison du manque d’information, les gens risquent facilement de commettre des crimes graves, et cela aura de graves répercussions sur notre système de justice pénale. Il y aura beaucoup plus de causes devant les tribunaux; cela entraînera plus de retard. Nous manquerons de ressources pas seulement pour la Couronne, qui doit intenter des poursuites, mais pour les personnes accusées et pour les programmes d’aide juridique dans les cas où les gens y ont accès.

Il y aura aussi beaucoup de gens qui ne seront pas couverts par l’aide juridique, et ils devront donc affronter le système de justice pénale seuls. Cela engendrera encore plus de retards, car la dernière chose que souhaite un juge, c’est de voir une personne accusée non représentée devant le tribunal. Je pense que cela répond à votre question.

[Français]

M. Lévesque : Il est indéniable que nul n’est censé ignorer la loi, mais ayant dit cela, c’est une fiction juridique dans un certain sens. Cela ne veut pas dire nécessairement que les gens sont au courant. J’abonde dans le même sens que mes deux prédécesseurs. Le barreau l’a déjà dit, il y a un important devoir d’éducation auprès des populations visées, particulièrement en ce qui concerne les jeunes. Au Barreau du Québec, on a déjà entamé la réflexion. Il y a un organisme sans but lucratif de vulgarisation juridique qui s’appelle Éducaloi, qui développera des programmes s'adressant directement aux jeunes. Toutefois, ce n’est pas systématique ni obligatoire. Cela entre dans les curriculums déjà assez chargés des écoles secondaires et des collèges. Je suis d’accord avec les propos de M. Calarco de l’Association du Barreau canadien : si on change le régime juridique de façon détaillée, il faut absolument que les administrés et les justiciables soient au courant. Sinon, des infractions seront commises par inadvertence.

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